Reportage : Alors qu’Internet Explorer vient de tirer sa révérence, certains affirment encore que sa supériorité technologique a conduit au naufrage de Netscape. Rien ne saurait être plus éloigné de la vérité.
En 1994, je couvrais déjà internet depuis des années, en ayant l’intime conviction que la toile allait changer le monde. Microsoft ne s’était pour sa part toujours pas fait à cette idée. Dans la première édition de son livre The Road Ahead, Bill Gates mentionne à peine l’internet. Dans l’édition suivante, le fondateur du géant américain a évolué sur la question, lui consacrant un chapitre avant de comprendre, en mai 1995, que l’internet serait un raz-de-marée technologique.
Microsoft a alors commencé à réécrire l’histoire pour se faire passer pour un pionnier de l’internet. Récemment, Hadi Partovi, PDG de Code.org, a relancé ce récit éculé, dans une série de tweets dans lesquels il affirmait qu’Internet Explorer « était la première véritable salve dans la « guerre des navigateurs » ». Je couvrais déjà l’univers du web à l’époque, et je ne suis pas d’accord.
Alors que l’état-major de Microsoft mettait internet en veilleuse, d’autres ont réalisé que l’entreprise avait besoin de proposer quelque chose aux nombreux utilisateurs qui voulaient un navigateur web. Leur solution rapide a été d’adopter une version commerciale, Spyglass, du premier navigateur web à succès, Mosaic. C’est ainsi qu’est né Internet Explorer (IE) 1, lancé le 16 août 1995 dans le cadre de Microsoft Plus pour Windows 95, un ensemble de logiciels complémentaires pour Windows.
Netscape, un concurrent redoutable… et redouté
IE 1 n’a pas connu un grand succès. Il a également laissé un mauvais goût dans la bouche de Spyglass. Ce dernier devait recevoir un pourcentage des bénéfices de Microsoft sur IE. En réalité, Microsoft a commencé à fournir IE avec Windows à partir de la version suivante de Windows 95 pour les fabricants de matériel électronique. Microsoft a finalement conclu un accord avec Spyglass pour 8 millions de dollars en 1997. La base de code Spyglass/Mosaic est restée intégrée à IE jusqu’à la sortie d’IE 7. La fenêtre « A propos » d’IE 1 à IE 6 contenait en effet la phrase « Distribué sous contrat de licence avec Spyglass, Inc. ».
Pendant ce temps, Marc Andreessen, l’un des créateurs de Mosaic, a pris le code de Mosaic et l’a transformé en Netscape, le premier navigateur web à succès. L’entrepreneur se vantait que Netscape allait « réduire Windows à un ensemble de pilotes de périphériques mal débogués ». La réponse de Microsoft ne s’est pas fait attendre. A l’issue d’une réunion avec le géant américain, ce dernier raconte : « en 33 ans de carrière, je n’ai jamais été dans une réunion au cours de laquelle un concurrent insinuait si franchement que nous devions soit arrêter de le concurrencer, soit mourir ».
Ce dernier admet néanmoins avoir « signé des partenariats avec tous ceux qui nous aidaient, même des concurrents comme Apple et AOL ». Reste qu’Apple était alors dans le rouge au niveau financier, et autorisait même d’autres sociétés à construire des clones de Mac, par exemple DayStar Digital. De son côté, AOL essayait de passer d’un service en ligne basé sur un modem à un site web de destination et à un fournisseur de services Internet (FSI). Ces deux entreprises n’étaient pas des rivales de Microsoft, même s’ils avaient la capacité de distribuer IE à plus de clients.
Microsoft mise sur son monopole
Hadi Partovi se souvient que l’équipe à l’origine d’Internet Explorer était « l’équipe la plus travailleuse dont j’ai jamais fait partie. Et j’ai travaillé dans plusieurs start-up. C’était un sprint, pas un marathon. Nous prenions tous nos repas au bureau. Nous organisions souvent des tournois de baby-foot à 2 heures du matin, juste pour redonner à l’équipe l’énergie nécessaire pour continuer à travailler. Malheureusement, il y a eu des divorces, des familles brisées et de mauvaises choses qui en ont découlé. Mais j’ai aussi appris que même dans une entreprise de 20 000 personnes, on peut faire travailler une équipe de 100 personnes comme si leur vie en dépendait ».
Reste que la montée en puissance d’IE et la chute de Netscape n’avaient pas grand chose à voir avec toutes les marches de la mort de la programmation et tout à voir avec le monopole de Microsoft sur la bureautique. Ce que reconnaît aujourd’hui Hadi Partovi, qui admet que l’entreprise « a démarré dans un mode « crunch » insoutenable ».
Dans ses premiers tweets, il attribue à IE 3 le début de la course victorieuse de Microsoft sur le marché des navigateurs web. « Quand IE 3 a été lancé il y a 25 ans, il n’a pas gagné la guerre des navigateurs, mais il a fait une sérieuse entaille à la concurrence, poussant Netscape à commencer à s’inquiéter. Deux ans plus tard, nous avons livré IE 5, qui est devenu le navigateur web dominant de son temps. »
Une force de frappe insurmontable pour Netscape
Pourquoi ? « L’histoire technique explique que c’est à cause du monopole de Microsoft sur Windows, qui a sûrement joué un rôle. Mais cela n’aurait pas été possible si Microsoft n’avait pas aussi appris à travailler à l’heure d’internet », explique ce dernier. Une affirmation que je souhaiterais nuancer. Selon moi, bien que les équipes de Microsoft aient travaillé très dur sur la programmation d’IE, c’est avec Netscape Communicator que la vraie innovation s’est produite. Par exemple, qu’on l’aime ou qu’on le déteste, JavaScript est sans doute le langage le plus populaire au monde, et JavaScript était une création de Netscape.
La vraie raison de la chute de Netscape repose bien dans la force de frappe de Microsoft, qui a forcé les vendeurs de PC à mettre le nouveau système d’exploitation et son navigateur sur tous leurs PC. Le but n’était pas tant de tuer les autres vendeurs de système d’exploitation PC que de détruire Netscape. Le tout malgré des décisions contradictoires de la justice américaine, pour qui le monopole de Microsoft sur le marché des PC faisait du tort à la concurrence… et en particulier à Netscape.
Résultat des courses : Netscape a titubé, pour finalement mourir. Des années plus tard, le code de son navigateur continuera à vivre dans le navigateur Firefox. Pendant plus d’une décennie, Microsoft a continué à dominer à la fois le bureau et le navigateur. Ce n’est qu’après le lancement du navigateur Chrome par Google, une puissance technologique à part entière, en 2008, qu’IE a été confronté à un défi commercial qu’il n’a pas pu surmonter. Techniquement, du début à la fin, IE n’a jamais été le meilleur navigateur. Il a gagné parce qu’un monopole illégal a été autorisé à se poursuivre.
Source : net.fr/actualites/